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Yulenka
4 mai 2011

où voilà ce que c'est que notre métier

J'ai essayé mainte fois d'expliquer comment je vivais mon métier de libraire jeunesse... Je n'arrive pas à me dire "vendeuse" quand je pense à mes journées... Je suis définitivement une passeuse de livre, pas une commerciale...

citrouille

Dans le dernier Citrouille paru, Claude André, libraire à Nancy (Librairie l'Autre Rive), explique avec les mots que je n'avais pas su trouver en quoi consiste notre métier... Je n'aurais pas pu mieux expliquer les choses !

Merci à elle !

(et pour un info, ce nouveau Citrouille est passionnant,

disponible gratuitement chez toutes les librairies Sorcières !)

***

« …. Une lampe éclaire jusqu’à ce que, soudain, elle n’éclaire plus. Il n’y a pas besoin qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire pour ça. Il suffit d’une petite pièce usée qui casse. Il y a un AVANT la petite pièce usée qui casse et, tout d’un coup, il y a un APRES la petite pièce usée qui est cassée. Avant tout fonctionne. Après plus rien ne fonctionne. C’est ce qui arriva au Père Noël. » 

Oui il y a un jour où on  se dit que le métier que l’on exerce avec passion n’est plus ce qu’il était et qu’on a trop peu de prises sur ce changement-là… On n’a pas envie d’entendre : « vous ne l’avez pas ? je vais le commander sur le net ». On n’a pas envie de vendre des livres sur le net, on n’a pas envie de faire des paquets et d’aller tous les jours à la poste, on n’a pas envie de vendre des liseuses ni des livres sur support numérique. On est exaspéré par ces adultes qui nous écoutent le regard vague leur présenter un album et qui soudain s’animent parce que leur portable sonne, nous obligeant ainsi à nous arrêter pour leur permettre de régler quelque problème domestique. On en a assez de remplir avec la peur au ventre des appels d’offre mal libellés  qu’on perdra peut-être à cause des mensonges de  concurrents éloignés géographiquement  et qui promettent de livrer une commande le jour de sa saisie. On ne supporte plus de déballer chaque semaine une cinquantaine de cartons de nouveautés hélas souvent médiocres et rarement indispensables et surtout on regrette le temps béni où l’arrivée raisonnée des nouveautés nous donnait le même frisson que la vue des cadeaux au pied du sapin de Noël.

 

Mais il nous reste ce qui à mon sens est le cœur de ce métier, ce qui en fait le sel et nous donne encore tant de bonheurs : le conseil. Bien conseiller n’est pas donné, cela se conquiert, on n’est en mesure de conseiller et de bien conseiller que si on a rempli bien d’autres tâches, évité tant de  chausse trappes et survécu à moult embûches. C’est cette carte du tendre du  bon conseil que je voudrais ici évoquer.

 

Tout d’abord et que cela soit clair : nous libraires lisons tard la nuit ou durant  nos jours de congé, nous ne lisons pas la journée dans notre librairie et nous avons souvent moins de temps à consacrer à cette noble activité que le client qui nous demande combien de livres nous avons lu en cette rentrée. Mais nous lisons, et à force de lire nous savons lire vite, par souci d’efficacité et pour  notre plus grande frustration. Nous nous autorisons à arrêter très vite la lecture d’un roman qui raconte tout ce que les autres racontent déjà sans le faire d’une manière personnelle. Ce faisant puisqu’il s’agit de conseiller ensuite ces livres à un jeune public nous nous posons bien sûr la question des destinataires, nous ne séparons pas nos lectures de cette question « A qui vais-je conseiller ce livre » ? Nous lisons utile.

Nous avons déjà lu beaucoup, et ce depuis longtemps. Ce n’est pas parce que nous avons  choisi le domaine des livres pour enfants que nous nous interdisons de lire des livres tout court, des romans, des essais, des nouvelles. Je dirais même que c’est parce que nous  aimons la littérature, les littératures du monde entier et en tout genre que nous pouvons maintenant nous spécialiser en littérature pour la jeunesse. Nous savons ce qu’est le roman d’aventure, la SF, le fantastique, le réalisme, le polar. Nous avons lu et nous relisons  parfois la comtesse de Ségur, Jules Verne, Stevenson, Colette Vivier, Paul Berna. Nous  pouvons donc nous  autoriser à sourire  quand on nous demande de conseiller un roman, pour un garçon de 14 ans qui n’aime pas lire, mais un roman écrit par un auteur français et surtout écrit par un « grand auteur » un « vrai auteur »,  (ce qui veut dire bien sûr, en langage  à peine codé, un auteur qui ne soit pas estampillé auteur pour la jeunesse, bref un auteur « vieillesse » comme on aimerait quelquefois oser le dire).

 

Nous lisons le plus possible  dans ce qui paraît, dans ce flot incessant de nouveautés (7000 de janvier à décembre, avec un léger arrêt entre le 15 juin et le 12 août…). Nous nous intéressons autant aux livres pour les tout petits qu’aux romans pour adolescents, même si notre préférence va aux rares albums dans lesquels le texte et l’image travaillent de concert à donner du sens et pas seulement à faire joli. Nous nous faisons  violence pour lire les documentaires, car il  faut pour cela écarter les centaines de livres tous semblables sur les dinosaures, les volcans, les étoiles et la nature en péril, c’est à dire les 3/4 de la production, et petit à petit nous faisons des choix. C’est là que commence le conseil, dans ce choix des livres de fonds qu’on recommande aussitôt vendus et qui font que le client sait en les repérant, qu’ici il est bien chez son libraire.  Oui, choisir, c’est déjà conseiller et c’est ainsi que le client qui aime fouiller en paix et faire ses choix tranquillement pourra trouver aux côtés des nouveautés des livres qui  sont là  parce que leur présence en ce lieu a du sens. Facile à dire mais à réaliser c’est un travail de chaque instant car tant de livres nous déçoivent et parce qu’il faut bien en retirer et donc les retourner, (lesquels ?) pour faire place à ceux qui le méritent. Les murs de la librairie n’étant pas extensibles  choisir c’est surtout éliminer ! Ce fonds mouvant et sans cesse à refaire étant en bonne voie nous pouvons  commencer à conseiller nos clients. Conseiller qui ? Des bébés ? Des petits enfants ? Des apprentis lecteurs ? Des lecteurs confirmés ? Des dévoreuses de livres ? Des rebelles à la lecture ? Et où sont-ils ces enfants pour qui nous argumentons ? Pas assez souvent en face de nous. La plupart du temps nous conseillons leurs parents, leur oncle, leur marraine, leurs grands-parents et nous devons réussir à contenter l’adulte prescripteur en même temps que  l’enfant concerné. Il faut décoder les portraits robots qu’on nous délivre chaque jour : « C’est une petite fille de 7 ans, elle est très en avance pour son âge », « il a 8 ans, sa maman est institutrice, il a déjà beaucoup de livres, vous avez quelque chose à me proposer dans les parutions les plus récentes » ? «Il a 5 ans, mais il est déjà très mûr et il a déjà lu beaucoup de livres sur l’astronomie» «  il a 12 ans et il n’aime pas lire» «elle a 4 ans, c’est une  vraie petite fille, elle aime beaucoup les princesses »…  Qui est l’enfant qui se cache derrière cette description toute faite et comment trouver pour elle, pour lui, le livre qui lui plaira et qu’elle ou il découvrira ou lira avec appétit ? Comment tenir compte de ceux qui entourent cet enfant au quotidien car lorsqu’il s’agit d’un jeune enfant le livre nécessite un médiateur. Comment  concilier notre envie de faire découvrir tel album décoiffant, exigeant, abouti, avec  le désir de celui qui offre comme de celui qui recevra ? Comment réussir à être aussi à l’écoute de l’autre ?

Décider de conseiller ce client qui vient d’entrer dans la librairie nécessite de sentir à quel moment on doit intervenir et quand il faut s’arrêter…Conseiller ce n’est pas seulement choisir et ce n’est sûrement pas choisir à la place de l’autre, ce n’est pas se faire plaisir en tenant compte plus  de ses goûts que de la demande, conseiller c’est réussir à échanger, à partager. Conseiller un livre, ce n’est pas le lire en entier, ce n’est pas seulement le résumer, c’est en dire assez de l’histoire qu’ils contient pour amorcer la curiosité et ne pas en dire trop pour ne pas risquer d’éteindre le désir d’en savoir plus. C’est aussi argumenter sur ce qui fait que ce livre-là est unique. Savoir conseiller c’est sentir comment on peut se consacrer à un client sans abandonner ceux qui attendent leur tour, comment favoriser le légitime souhait d’intimité qui se noue entre la libraire et le client conseillé sans  lasser l’attente de  ceux qui se demandent ce qui se joue parfois à mots murmurés ? Les mots murmurés, la présentation silencieuse d’un album seront à réserver à celle ou celui qui demande un conseil difficile, douloureux parfois et qui vient à nous un peu  comme on va chez le psy quand on est dépassé par le comportement de son enfant. Conseiller à voix audible permet que les clients attendant leur tour comprennent que nous ne sommes pas dans une conversation privée mais que nous sommes bien en train de faire notre métier. Ainsi ils attendent avec confiance qu’on se tourne vers eux, et désir mimétique aidant ils  s’intéressent eux aussi à ce livre qu’on conseille à quelqu’un d’autre. Ils ne manquent pas de le faire savoir en entrant à leur tour dans ce jeu du conseil qui se partage si bien.

 

On conseille aussi les enfants dans une librairie spécialisée jeunesse. On les conseille moins qu’il y a dix ans et c’est dommage. Souvent ils savent ce qu’ils veulent car les nombreuses séries fantastiques qui nous tombent des mains leur ont été conseillées par leurs copains  et parce qu’eux-mêmes ont leurs séries préférées. Ils ne nous demandent pas conseil  mais  juste de trouver le tome trois d’une série ou de leur dire quand le prochain tome paraîtra. C’est plus drôle avec les jeunes enfants qui ont des demandes plus directes, qui font des choix très tranchés dans ce qu’on leur propose. C’est étonnant d’avoir à trouver un livre sur la guerre pour une fillette habillée tout de rose et qui veut faire plaisir à son amoureux qui aime la bagarre. C’est déstabilisant d’avoir à trouver pour une toute petite fille de deux ans et demi un livre avec des fusils, mais c’est réconfortant de pouvoir l’enchanter avec Les Trois brigands : elle regarde la couverture de l’album, jauge du regard ce vieux tromblon dessiné par Ungerer **et c’est oui ! Oui à la métaphore et à l’imaginaire. C’est merveilleux de s’apercevoir, alors qu’on conseille une maman fatiguée ou un papa pressé, que c’est le bébé qui est dans la poussette et pour qui on ne nous avait pas demandé  conseil, que c’est ce bébé là qui tourne vers nous sa petite tête emmitouflée et qui nous écoute un doux sourire aux lèvres.

 

C’est difficile mais tellement enrichissant et gratifiant de conseiller ces adultes qui vous écoutent, soudain détendus, apaisés et qui reviennent vous dire que oui cet album ou ce roman c’était exactement ce qu’il fallait pour leur enfant et qui en redemandent… C’est tellement fort ces échanges qui naissent  entre adultes et enfants autour du livre qu’on leur a présenté que de cela, conseiller, on ne se lasse pas."

 

Claude André


* La Dernière année, Thierry Lenain, éd. Oslo

**Les trois brigands, Tomi Ungerer, éd. Ecole des loisirs

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Commentaires
J
merci de nous avoir fait partager cet article ! J'ai découvert un bijou de libraire pas très loin de chez moi (une toute petite librairie, alors j'imagine bien comme il faut choisir, choisir toujours !) et j'adore y aller, c'est toujours de l'excellente qualité ! les enfants ne s'y trompent pas, j'en ai vu certains attendre leurs parents dedans... un livre à la main !
E
... :)
C
c'est une chouette librairie à Nancy...en plus.
Z
vite , chez mon libraire pour récupérer mon Citrouille, une mine cette revue !
L
Avec en plus Garmann en couv !
Yulenka
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